De la restauration du spectacle cinématographique

Le cinéma est un spectacle populaire caractéristique du XXe siècle, qui se concrétise par la projection correcte d’un film, dans une salle obscure, sur un écran, devant un public. Le film est le moyen de créer ce spectacle, mais n’est pas le spectacle lui-même. La conservation et la restauration de films ne sont donc pas une fin en soi: leur but est de permettre que le spectacle cinématographique puisse avoir lieu à l’avenir aussi. Dans le domaine du cinéma, la possibilité de réutiliser les films pour créer de nouveau le spectacle cinématographique est un facteur essentiel, puisque ce spectacle n’a lieu que pendant la projection. Toute autre forme de présentation d’un film est certes admissible, mais n’est pas un spectacle cinématographique.

Le transfert du film sur VHS dans le passé et sur DVD aujourd’hui permet d’atteindre une plus large audience. C’est sans doute souhaitable mais ne remplace pas l’organisation de projections «classiques». Avec le passage à la projection numérique dans les salles commerciales, les cinémathèques et les festivals spécialisés auront la chance de mieux pouvoir se positionner sur la scène des spectacles culturels. La situation s’apparentera à celle de la peinture: on peut étudier l’œuvre d’un artiste par des catalogues de bonne facture, édités par les musées ou lors d’expositions particulières, mais si l’on souhaite voir réellement les tableaux originaux, il faut se rendre dans les musées qui les conservent, en se pliant aux horaires d’ouverture. À l’avenir, les cinémathèques et les festivals spécialisés auront donc un rôle de diffuseur du spectacle cinématographique encore plus important qu’aujourd’hui. D’où la nécessité de conserver et restaurer aussi les projecteurs et les salles – mais cela est un autre sujet. Dans cette perspective, les rencontres annuelles que sont en Europe Le Giornate del Cinema Muto à Pordenone et Il Cinema Ritrovato à Bologne, et aux États-Unis le San Francisco Silent Film Festival revêtent une importance fondamentale pour la transmission et pour l’étude de la culture cinématographique du XXe siècle.

Les lecteurs de 1895 savent que pour le cinéma muet il faut une cadence correcte de projection et un accompagnement musical adéquat. À propos de musique, ajoutons qu’il existe de très nombreuses indications concernant les accompagnements d’époque. L’éventail de ces indications est très large et va de simples listes de thèmes à des partitions originales complètes. Une restauration du spectacle cinématographique requerrait, à notre avis, aussi la recherche de la musique d’origine, son adaptation à la variante du film qui a survécu et son exécution durant la projection en salle.

Nous regrettons que, ces dernières années, le festival de Bologne ait consenti à une série de compromis qui nous éloignent des principes que nous venons d’énoncer. La possibilité de voir en une semaine un grand nombre d’œuvres ou de documents cinématographiques dans des conditions optimales s’en trouve ainsi inutilement limitée. Par exemple, nous avons été particulièrement surpris que le programme consacré à la production de l’année 1910 d’une maison célèbre comme Gaumont ait été présentée … en vidéo!

Nous nous permettons de formuler aussi une autre observation. Nous n’estimons pas que projeter des films tournés dans le format d’image 1,37:1 dans la salle Arlecchino, qui est bien équipée pour les formats panoramiques et le CinémaScope, soit un choix pertinent. En effet, la projection d’un film en 1,37 dans une telle salle ne rend pas justice à la qualité esthétique de l’image originale, puisqu’elle devient beaucoup trop petite sur l’immense écran large.

Espérons qu’à l’avenir les responsables de ce rendez-vous incontournable qu’est Il Cinema Ritrovato remettront au centre de leurs préoccupations non seulement la qualité de la programmation, mais aussi la qualité de la présentation du spectacle cinématographique, afin que celle-ci soit historiquement juste. Ce sont, d’une certaine manière, les deux faces de la même médaille.


Reto Kromer se préoccupe de la sauvegarde du patrimoine audiovisuel depuis 1986. De 1998 à 2003 il a été responsable du catalogage, de la conservation et de la restauration des collections films de la Cinémathèque suisse. Depuis 2004 il dirige reto.ch, son propre atelier de conservation et restauration. Il enseigne en Suisse, notamment à la Haute École des Arts de Berne et à l’Université de Lausanne, ainsi qu’à l’étranger.


Cet article a paru comme dernière partie de Jean-Pierre Bleys, Jean Antoine Gili, Pierre-Emmanuel Jaques et Reto Kromer: «Il Cinema Ritrovato», XXIVe édition Bologne, 26 juin–3 juillet 2010, 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, n. 62 (décembre 2010), p. 133–145


2018-09-07