Le catalogage des films

À Ernest Lindgren, qui a montré la voie

Résumé

Le catalogue est la colonne vertébrale de l’archive, où les exigences contradictoires de la préservation et de l’accessibilité se trouvent réunies.

En organisant et en stockant l’information de façon cohérente, le catalogue permet l’accès aux objets conservés, ce qui est indispensable à l’archiviste, pour les tâches de gestion, d’entretien et de développement des collections, mais aussi aux utilisateurs internes et externes, qui font vivre et parler les œuvres. Le premier objectif est de faciliter l’échange d’informations au sein des divers services de l’archive, afin que des notices créées par les uns puissent être immédiatement comprises et utilisées par les autres. Le second objectif est la communication des informations non confidentielles vers l’extérieur: aux autres cinémathèques, aux chercheurs et étudiants, aux chaînes de télévision, aux spectateurs, etc.

Table des matières


Réflexions théoriques

On confond souvent deux notions: celle d’inventaire et celle de catalogue.

L’établissement et la tenue d’un inventaire sont à la base de toute gestion d’archive. Il s’agit d’une énumération descriptive, tenue d’habitude sous forme de registre d’entrée, ne comportant pas de commentaires scientifiques. L’inventaire est le témoignage, irréfutable sur le plan juridique, de la possession des objets. Chaque rubrique comporte des renseignements sobres et précis, tels que titre, réalisateur, société et nation productrices, année, mais aussi déposant, date et conditions d’entrée. L’inventaire est donc par définition une œuvre d’analyse qui répond à un besoin pratique.

Le catalogue est une construction intelligente, obéissant à une structure interne. Il ne décrit pas des pièces isolées selon la position qu’elles occupent sur les rayons ou l’ordre d’arrivée, mais s’attache à les regrouper virtuellement et à mettre en lumière les liens qui les unissent entre elles. Il ne se borne pas à énumérer et à décrire, mais il explique. Le catalogue est donc par définition une œuvre de synthèse qui répond surtout à un besoin scientifique.

Une telle entreprise est ardue, vu que les problèmes filmographiques sont loin d’être résolus, que les méthodes et instruments de travail commencent seulement à être établis, et que presque tout reste à faire dans le domaine de l’étude chimique de la pellicule cinématographique. Nous espérons néanmoins montrer qu’il est possible de publier rapidement des données précises et détaillées sur le contenu de grands dépôts de films, en renvoyant à plus tard les recherches plus approfondies.

La création de catalogues est une activité peu connue de l’archivage des films. Ce travail comprend des tâches complexes de collecte et de saisie des données dans un système dont dépendent l’organisation et le fonctionnement tout entier de l’archive. En effet, des descriptions précises et structurées pour les informations à la fois filmographiques et techniques des collections constituent le fondement de la conservation raisonnée, du développement de collections et de l’accessibilité des œuvres.

Bien que peu visible, le catalogage professionnel est onéreux, et on rêve depuis longtemps de pouvoir éviter la répétition des traitements, en mettant en commun la totalité du travail pour réduire ainsi les coûts. Les progrès dans les secteurs liés à l’informatique et aux télécommunications fournissent aujourd’hui les outils qui favorisent le partage des activités de catalogage. à nous de les utiliser intelligemment!

Une situation concrète

La Cinémathèque suisse est une des archives les plus importantes au niveau mondial pour ce qui concerne le volume, la variété et la richesse des collections de films. Elle a entrepris dès l’automne 1998 un nouveau catalogage informatique, dont une partie des informations sera vraisemblablement accessible au public dès l’automne 2000. La suite de cet article décrit quelques jalons de cette aventure spécifique, tout en essayant d’en dégager des enseignements de portée générale. Plusieurs notions utilisées dans ce texte n’y sont pas définies, puisqu’elles sont traitées dans d’autres contributions de la présente livraison de CinémAction.

Nous avons conçu une structure qui permet les deux opérations que sont la tenue de l’inventaire et le catalogage précis. Elle sert en outre à constituer la filmographie suisse. Il appartient en effet à chaque archive nationale de regrouper et de mettre à la disposition des collègues les informations sur son patrimoine cinématographique propre.

Les règles de catalogage publiées par la FIAF, ainsi que les propositions de révision de la Library of Congress à Washington et de l’Association of Moving Image Archivists, ont constitué le point de départ pour notre réflexion.1

Dans la limite du possible, nous avons adopté des normes claires et reconnues dans le monde entier. Nous ne défendons pas ici une convention plutôt qu’une autre; nous soulignons cependant l’importance fondamentale d’en choisir une, et ensuite de s’y tenir! Par exemple, pour désigner les langues de la piste sonore, des sous-titres et des cartons, nous utilisons les sigles à deux lettres de la norme ISO 639 (pour les langues nationales suisses: de = allemand, fr = français, it = italien, rm = romanche). Le respect de normes favorise les échanges d’information et facilitera les futures migrations informatiques.

Le but visé est, évidemment, la parfaite correspondance entre les bobines concrètement conservées dans les magasins et leur description dans la base de données. Il est difficile à atteindre, car nolens volens nous devons assumer le passé de l’institution.

Le demi-siècle qui nous a précédés est en effet caractérisé par le manque de personnel, par l’absence d’équipement technique et par la précarité des moyens, ainsi que par la pléthore de lieux de stockage inadaptés et par d’innombrables déménagements successifs. Il y a seulement une décennie que tous les films ont pu être regroupés dans l’actuel centre d’archivage à Penthaz. Une partie des anciennes fiches en carton fut alors saisie à l’ordinateur, mais les données tantôt inexactes, tantôt incomplètes et tantôt absentes ont rendu vains les espoirs placés dans l’informatisation.

Les versements courants peuvent aujourd’hui être inventoriés dans la nouvelle base de données au fur et à mesure de leur arrivée. Le catalogage des entrées doit procéder parallèlement au récolement des collections déjà saisies dans l’ancienne base de données et au traitement des fonds jamais abordés jusqu’ici.

La structure choisie

Passons en revue les caractéristiques principales de la structure élaborée pour le nouveau catalogue de la Cinémathèque suisse.

Nous décrivons d’abord le film, vu comme entité abstraite, comme œuvre, c’est-à-dire indépendamment des copies réellement existantes sur les étagères de nos magasins.

Cette fiche d’identification comporte le titre adopté, les éventuels titres alternatifs de la version originale et les titres des versions traduites ou doublées en d’autres langues. Nous précisons toujours la source utilisée: source primaire (la copie elle-même), source secondaire (filmographie, publicité, comptes rendus, etc.), inscription sur le contenant ou l’amorce, données du registre d’entrée, ou titre attribué par le catalogueur. Nous avons opté pour la solution qui consiste à enregistrer dans des champs séparés le titre sans article et l’article. Cela nous laisse la plus grande souplesse pour la présentation des données à la sortie, soit sur l’écran de l’ordinateur, soit sur papier.

La fiche artistique est constituée par les acteurs et leurs rôles; la fiche technique par les techniciens et leur fonction. Il est important d’adopter une structure qui permette de gérer de manière transparente les noms de l’état civil et les pseudonymes.

Les résumés du National Film and Television Archive à Londres ont directement inspiré les nôtres.

Les index des personnes, des lieux et des matières sont des clés d’accès aux documentaires et actualités. Pour cette raison, la création et la gestion d’un thesaurus cohérent est délicate. Le français étant la langue de notre archive, le thesaurus est conçu dans cette langue, mais la structure informatique choisie prévoit des thesauri «parallèles» et permettra ainsi, dans un futur plus ou moins lointain, l’utilisation du catalogue dans d’autres langues nationales.

Les films de fiction sont relativement faciles à traiter: les plus récents sont bien documentés et les plus anciens peuvent d’habitude être identifiés par le visionnement sur table et à l’aide de filmographies. Le résumé et les données essentielles de production peuvent souvent être déterminées aussi pour les documentaires, publicités, films industriels, etc., malgré la rareté des sources secondaires disponibles. Le classement des actualités est en revanche particulièrement long et il convient d’opter pour une structure à trois niveaux: les séries, les numéros d’une série et les sujets composant un numéro. Cette souplesse est tout spécialement utile lors de la saisie d’anciennes actualités, qui sont rarement parvenues jusqu’à nous sous la forme de numéros complets, mais bien plus fréquemment dans des montages thématiques postérieurs. D’énormes problèmes, actuellement encore bien loin d’être résolus de manière convaincante, sont posés par les films d’amateur et les films de famille.

Il faut toujours essayer de cataloguer chaque élément à partir des sources primaires, c’est-à-dire de la copie qui se trouve sur la visionneuse ou sur l’enrouleuse devant le catalogueur. Cependant, dans la pratique, nous sommes souvent obligés de recourir aux sources secondaires, comme filmographies publiées, catalogues d’autres cinémathèques, catalogues des distributeurs.2 Comme toutes les sources secondaires, elles sont à utiliser cum grano salis, afin de conjurer le danger de perpétuer les erreurs.

Des informations précises et détaillées sur la situation des droits de chaque film sont essentielles pour la mise des images à la disposition à des tiers. Les droits pour l’exploitation cinématographique commerciale, pour les séances à but non lucratif et pour la diffusion à la télévision peuvent être détenus par des entités différentes.

Chaque copie réellement présente dans l’archive correspond à un film abstrait, comme décrit auparavant. Il s’agit d’être simple pour les saisies courantes (copies de projection), tout en rendant possible le traitement des cas difficiles (éléments de laboratoire pour le tirage, ainsi que fragments, films non identifiés, etc.). Confiner toute l’information particulière dans la classique rubrique des remarques n’est pas une solution exploitable de manière efficace par l’informatique.

La copie peut avoir différents statuts: copie de projection ou de visionnement et copie d’archive (élément de préservation ou élément de tirage). L’accès doit parfois être limité pour des raisons juridiques ou à cause de l’état physique et chimique de la pellicule. Elle peut, par conséquent, jouir de divers degrés d’accessibilité: location pour une projection à l’extérieur, projection dans le cadre de la cinémathèque, visionnement sur table, visionnement à l’enrouleuse, ou aucun accès possible. Pour pouvoir accéder aux éléments particulièrement rares ou fragiles, le chercheur doit justifier la nécessité scientifique de consulter telle copie plutôt que telle autre, matériellement moins problématique.3

Nous ne détaillons pas ici les formats de la pellicule et de l’image, la composition et l’usage du support et de l’émulsion, les procédés techniques de l’image et du son, etc., mais illustrons la possible complexité de la description par quelques exemples concrets.

Considérons le cas d’un film nitrate en noir et blanc avec virages qui peut être «sauvegardé» sur pellicule safety de différentes manières:

  • par un internégatif couleur qui reproduit photochimiquement le noir et blanc avec virages, puis un nouveau positif couleur;
  • par un contre-type noir et blanc, puis un nouveau positif sur pellicule couleur, restituant les virages par le procédé développé par Noël Desmet;
  • par un contre-type noir et blanc, puis un nouveau positif noir et blanc qu’on vire à l’aide d’un bain supplémentaire.

Dans les deux premiers cas, il s’agit matériellement de positifs sur pellicule couleur, qui doivent être stockés et surveillés comme tels, mais à l’écran ils reproduisent photographiquement, respectivement simulent, un noir et blanc qui a été viré; tandis que le troisième cas doit être stocké et surveillé comme du vrai noir et blanc viré. à ce niveau le restaurateur et l’archiviste doivent donc documenter les travaux qui ont été effectués.

La Suisse est un pays plurilingue. Ce fait implique non seulement la difficulté à saisir de manière cohérente plusieurs titres originaux pour un même film, mais oblige aussi de pouvoir traiter des cas peu connus dans d’autres pays. Il existe par exemple de nombreux documentaires en 16 mm qui ont un son magopt: la piste optique donne la version allemande du film et la piste magnétique la française.

Notre catalogue comporte des champs pour coder les informations sur la présence et l’aspect des cartons et sur les partitions d’origine des films muets.4

Nous avons en outre introduit un concept clair de génération entre les copies: mère et fille, ainsi que soeur. Il ne s’agit pas d’un exercice académique. Un cas concret que nous pouvons mentionner est une série de trois publicités d’environ 20 secondes chacune, appartenant au fonds du réalisateur et producteur suisse August Kern (qui occupe une trentaine de mètres cube dans nos dépôts…). Le négatif image original est un montage A, B et C:

  • la bande A est commune aux trois spots (1 bobine);
  • chaque spot possède sa propre bande B (3 bobines);
  • la bande C est utilisé pour les trois spots, mais elle est distincte pour l’allemand, le français et l’italien (3 bobines).

Ces sept bobines sont assemblées en neuf combinaisons, pour obtenir les trois publicités dans les trois principales langues nationales suisses. Or toutes ces informations doivent être organisées et saisies de manière à permettre au magasinier de sortir par exemple les bobines nécessaires à tirer une copie du deuxième spot en italien, et à pouvoir fournir au laboratoire les instructions pour le tirage, ainsi que les bandes d’étalonnage. Un autre cas classique dans la production suisse peut être illustré par le documentaire Voyage chez les vivants d’Henry Brandt. Le générique se présente comme deux bobines de négatif image (avec texte en français et en allemand) et une bobine de négatif son (musique), tandis que la suite est composée de dix bobines de négatif image et de deux jeux de dix bobines de négatif son (avec commentaire en français et en allemand).

Chaque copie peut être rattachée à un fonds précis, en ajoutant, si nécessaire, des informations supplémentaires.

Nous travaillons avec deux familles de rapports d’état, établis lors des examens techniques des copies. Le rapport de projection décrit l’état mécanique (rayures, collures, perforations, etc.) et optique (netteté, luminosité, couleurs, etc.) d’une copie destinée à la projection. Le rapport d’archive contient des indications simplifiées sur l’état physique et des informations détaillées sur l’état de conservation des pellicules en nitrate (décomposition, retrait, etc.) ou en acétate (décoloration, syndrome du vinaigre, etc.). Dûment datés et signés, ces documents permettent de suivre l’évolution d’une copie dans le temps.

La réalisation informatique

Bien qu’actuellement l’on entende souvent parler de bases de données orientées objet, lorsqu’il s’agit de stocker des données, dans la pratique, elles ne sont que rarement employées. La majorité des informations est aujourd’hui gérée par des bases de données relationnelles classiques. Nous avons fait de même.

Le modèle relationnel a été défini en 1970 par le mathématicien Edgar F. Codd. Les données sont stockées dans des tables comprenant des lignes et des colonnes. Chaque ligne est un élément de l’ensemble décrit par la table (par exemple: une copie) et chaque colonne représente une propriété (par exemple: la longueur des copies). Les tables sont mises en relation entre elles (par exemple: la description de la copie est relié à la fiche d’identification du film).5

Les logiciels spécifiques existant sur le marché n’ayant pas la souplesse et les possibilités désirées, ou bien étant largement au-delà de nos possibilités financières, nous avons opté pour la création ab ovo de notre base de données. La majorité des choix informatiques ont été faits avant notre entrée en fonction. Nous avons néanmoins pu amener une évolution de taille: l’ajout d’un véritable système de gestion de la base de données (nous avons proposé MySQL, la Cinémathèque suisse a choisi Oracle). En plus du moteur de la base, ces produits offrent un grand nombre de précieux outils à l’administrateur, au développeur et à l’utilisateur.

Il est prévu de mettre à la disposition des autres archives suisses un sous-ensemble de notre structure sous la forme de document FileMaker, afin de favoriser le traitement professionnel de leurs fonds cinématographiques et de simplifier la circulation des informations entre institutions. La base de données sera complétée par un guide du catalogage des films. Ces instruments devraient contribuer aussi à l’uniformisation de la terminologie utilisée pour la description d’œuvres cinématographiques dans notre pays, donc à une meilleure compréhension réciproque.

Reto Kromer


Notes

1
  • FIAF: Règles de catalogage des archives de films, AFNOR, Paris 1994.
  • Library of Congress: Archival Moving Image Materials. A Cataloging Manual. Second Edition, Washington 2000.
  • Association of Moving Image Archivists (AMIA): Archival Moving Image Materials. A Cataloguing Manual, Draft Revision 1999-01-25.
2
Les références de nombreux ouvrages de consultation quotidienne sont rassemblées dans l’article de Frank Kessler et Sabine Lenk: «Quellen zum frühen Kino», in Recherche: Film. Quellen und Methoden der Filmforschung, edition text + kritik, Munich 1997.
3
Sur les prémisses d’une collaboration constructive entre chercheurs et archivistes, on lira avec profit Paolo Cherchi Usai: Silent Cinema. An Introduction, British Film Institute, London 2000.
4
Actuellement, on prête généralement une attention accrue aux couleurs du cinéma en noir et blanc, mais on ignore souvent la musique du cinéma muet. La recherche des partitions d’origine est cependant aussi une tâche incombant aux cinémathèques, car la présence des couleurs et l’accompagnement musical ont été partie intégrante du spectacle cinématographique pendant trois décennies!
5
Pour une discussion approfondie des bases de données relationnelles et leur implémentation informatique, cf. Thomas M. Connolly et Carolyn E. Begg: Database Systems. A Practical Approach to Design, Implementation and Management, Addison-Wesley, Harlow 1999.

Reto Kromer, né en 1963, s’occupe de la sauvegarde du patrimoine audiovisuel depuis 1986. Depuis 1998 il est responsable du catalogage, de la conservation et de la restauration des collections films de la Cinémathèque suisse. En outre, il enseigne la conservation et la restauration en Suisse, notamment à la Haute École des Arts de Berne, et à l’étranger.


Cet article est paru dans la revue française CinémAction (Condé-sur-Noireau), n. 97 (4ème trimestre 2000), pp. 121–125, consacrée à «Les archives du cinéma et de la télévision». Une partie a été reprise dans le Bulletin de Memoriav (Association pour la sauvegarde de la mémoire audiovisuelle suisse, Berne), n. 8 (septembre 2001), pp. 18–19, et est consultable en ligne:
memoriav.ch/wp-content/uploads/2014/07/bulletin8.pdf (PDF, 415 KB)


2019-04-06